Visionnaire de l'invisible
La littérature
La Mangrove
Claire Ly
(Siloé - 2011)
Quand on change de pays et de voies spirituelles,
doit-on renier sa culture ?
« La goutte d’eau sait qu’elle appartient à l’océan,
mais sait-elle qu’elle porte l’océan en elle ? »
Bouddha.
Dans son récit ’La mangrove. A la croisée des cultures et des religions’ paru aux éditions Siloë, Claire Ly, née bouddhiste, en France depuis 1980, s’est convertie au catholicisme. Elle est aujourd’hui enseignante à l’Institut des Sciences et des Religions de Marseille. Sa famille a été broyée par les horreurs du régime de Pol Pot. Avec Ravi, son amie bouddhiste, elle revient au pays avec des questions qui la taraudent : Est-ce que les déracinés doivent enfouir leurs racines quelque part ? Comment un catholique khmère pourrait-il oublier les premiers gestes imprimés dans son corps par son éducation khmère au sacré ? Quand on change de voies spirituelles, doit-on renier sa culture ?
Dans ce récit Claire Ly (Soraya dans ce livre) raconte ses retrouvailles avec son peuple khmère qui se relève de cette tragédie en rejetant dans un conscient collectif la responsabilité de chacun dans ce drame. Cette rencontre est une occasion unique pour elle de réfléchir avec son amie à l’importance d’avoir pleinement conscience de ses racines. Leurs dialogues mettent à nu le poids de l’histoire et de la mémoire qui ont tellement d’importance dans la rencontre des cultures et des religions. « Elle (Ravi) se découvre soudain faible, à la merci des moindres souvenirs de violence. Guérira-t-elle un jour des plaies de cette déshumanisation ? » (p.69) Cette interrogation est née de leurs rencontres avec les cambodgiens, rencontres qui suscitent en elle une question lancinante : durant le régime de Pol Pot, dans quel camp se situait-il ?
Dés les premiers pas à Phnom-Penh, elle découvre son peuple pris dans la mondialisation. Le défi de ce siècle qui touche les cambodgiens comme tout les peuples du monde est bien d’aborder la mondialisation en accueillant la différence sans perdre sa propre cohérence. Aussi, pour découvrir l’être profond d’un peuple, Claire Ly recommande de lire les comtes et les légendes inscrits dans leur mémoire afin d’avoir une oreille assez fine pour entendre les véritables sentiments des autochtones. « Il y a toujours une dimension mystérieuse du monde et de la vie que la science et la technique n’arrivent pas à abolir.» (p. 33)
Vivre la différence sans se renier culturellement, est-ce possible ? Pour éclairer sa réponse, Claire Ly fait allusion à ‘La Mangrove’ où les palétuviers se nourrissent du brassage de l'eau salée de la mer et de l'eau duce du fleuve. Cette forêt protége aussi la région des inondations. La Mangrove est une image parlante des cultures qui se rencontrent et se fécondent mutuellement à travers les êtres en chair et en os. Comme fruit, cela donne la création d’une symphonie.
Claire Ly entame alors une réflexion lumineuse et dérangeante sur l’intégration. Elle rejoint ce que beaucoup de migrants vivent et n’osent exprimer : l’intégration est pour eux synonyme de violence. En rejetant le concept d’intégration, elle préfère parler d’adoption. L’expérience lui a appris qu’un migrant est appelé à adopter le peuple qui l’accueille et le peuple à adopter le migrant dans sa famille. Cette démarche lui semble plus respectueuse pour tous car ensemble, ils évoluent grâce aux uns et aux autres et ensemble ils peuvent cueillir les fruits nouveaux de cette rencontre ou créer une nouvelle symphonie.
Il en va de même pour la rencontre de personnes de religions différentes. L’auteur vit la rencontre du Bouddhisme et du christianisme à l’intérieure d’elle-même. Elle l’illustre par un dialogue avec des bouddhistes. Pour les bouddhistes comme pour les chrétiens, ce sont les pauvres qui ouvrent la porte de la libération humaine. La culture chrétienne peut aider les bouddhistes à être plus prêt de l’enseignement du Bouddha en ces temps de défi lancé par la pauvreté en Asie. La place de la justice dans la spiritualité chrétienne amène les bouddhistes à réfléchir sur leurs voies spirituelles afin de trouver les sources et les moyens d’action pour une société plus juste. De son côté, Claire Ly redécouvre lors de ces rencontres, que les béatitudes de Jésus résonnent harmonieusement dans ses entrailles de bouddhiste car son être a été préparédepuis son plus jeune âge au dépouillement. (p.48) La réflexion de François Cheng illustre ce qui féconde dans ceux et celles qui vivent la rencontre dans le respect profond de l’autre : « La meilleure part de l’autre nous fait découvrir notre meilleure part et permet à celle-ci de s’enrichir, de se transformer, de se dépasser et d’opérer une métamorphose féconde. » F. Cheng (p.53). On peut ajouter que ces réflexions illustrent d’une façon originale les rencontres d’Assise voulues par Jean-Paul II et Benoît XVI.
Le livre de Claire Ly est d’une actualité brûlante. Il suffit d’écouter l’interpellation vigoureuse de Mehrezia Labidi Maiza Tunisienne, vice-présidente de l’Assemblée constituante, élue du parti islamique Ennahda (circonscription des Tunisiens de France nord) :
« À l’Occident interpellé par les résultats des élections, moi qui vis dans cet Occident, je lui dis “Soyez à l’écoute des peuples de la rive sud de la Méditerranée”. Quoi de plus naturel que de vouloir être enraciné dans son histoire arabo-musulmane ? S’inspirer des valeurs spirituelles ne signifie en rien fermeture, mais plutôt ouverture sereine, dans un esprit de coopération au premier chef avec nos pays voisins et ceux du monde méditerranéen. L’expérience prouve que l’on est plus à l’aise dans le dialogue et l’ouverture à l’autre lorsque l’on sait précisément qui l’on est et que l’on assume ses acquis spirituels et civilisationnels. Toutes les forces qui veulent la paix sont condamnées au vivre ensemble. Et pas un seul parti en Tunisie n’a mis en cause ce vivre-ensemble. »
Merci à Claire Ly de nous aider à affronter le défi de la mondialisation avec espérance et clairvoyance et à enfanter un monde nouveau tous ensemble, différents et adoptés.
Janvier 2012, RP
