Visionnaire de l'invisible
      La littérature
Les derniers jours de Muhammad
      Hela Ouardi
      (Albin Michel - 2017)
   La religion islamique que nous connaissons aujourd’hui
n’a-t-elle pas été inventée par les deux premiers califes ?
    

Hela Ouardi est une historienne tunisienne rattachée à l’Institut supérieur des sciences humaines de l’université de Tunis. Elle s’est demandé comment expliquer l’affront fait à Muhammad. Après son décès, l’an 11 de l’Hégire, son corps a été laissé à l’abandon pendant trois jours. L’auteure a mené une enquête sur les dernières semaines de la vie du Prophète et sur l’attitude de sa famille et de son entourage après son décès : « Pourquoi a-t-il été empêché de dicter son testament trois jours avant son décès ? De quoi est- il mort au juste ? « (p 15) Certains de ses disciples ne furent pas choqués que le corps du Prophète soit laissé à l’abandon car ils croyaient que le prophète ressusciterait le troisième jour. Pendant ces jours, les proches compagnons du prophète cherchaient un compromis pour élire parmi eux un calife.
Le livre de Hela Ouardi se lit comme une tragédie. En puisant l’histoire selon la tradition sunnite et chiite, elle décrit avec beaucoup de détails les derniers jours de Muhammad. On découvre ce que fut la fin dramatique d’un homme puissant et riche. L’auteure ne désacralise pas e prophète mais le rend à son historicité. Selon les sources musulmanes, Omar Ibn el-Khattab, élu calife en 634, est décrit comme une brute insolente et misogyne. La famille du prophète sera exterminée. Quant au pieu Abu Bakr, il fera déshériter Fatima, la fille chérie de Mohammed, pour s’accaparer de ses richesses.
Hela Ouardi se demande si la religion islamique que nous connaissons aujourd’hui n’a pas été inventée par les deux premiers califes et leur entourage ? Aujourd’hui, le monde musulman est déchiré. Il est composé de sunnites, défenseurs de l’orthodoxie, de chiites, partisans d’Ali, le gendre de Muhammad et d’une branche mystique, le soufisme. Le conflit sanglant entre les chiites et les sunnites trouve ses origines dans le fait que le Prophète, à sa mort, n’a pas pu laisser de directives claires sur sa succession.
Ce livre, qui est une véritable bombe, pose de rudes questions aux responsables et aux communautés musulmanes.
C’est un ouvrage qui fera date et plongera son lecteur – le croyant comme l’agnostique – dans un abîme de perplexité. Hela Ouardi, spécialiste de littérature française, El Manar, a voulu élucider l’énigme des derniers jours de la vie du prophète de l’islam, Mohammed, mort en juin 632
Jeune Afrique : Qu’est-ce qui vous a poussée à «  enquêter » sur les derniers jours de la vie du Prophète ?
    Hela Ouardi : L’élément    déclencheur a été la double attaque contre les représentations   diplomatiques  américaines à Benghazi et à Tunis, en septembre 2012, «   en représailles » à la  diffusion d’extraits d’un film islamophobe sur   le Prophète. Je me suis alors  aperçue que mes connaissances sur la vie   du Prophète étaient assez lacunaires.  Mon réflexe a été de me plonger   dans les livres, dans les textes des  traditionnistes sunnites mais   aussi chiites, qui convergent davantage qu’on ne  l’imagine. J’ai été   frappée par l’aspect tragique des derniers moments de sa  vie, par les   complots et les conjurations, par la perte de son jeune fils  bien-aimé,   Ibrahim, par le pressentiment de sa mort, qui motive le « pèlerinage    de l’Adieu » à La Mecque, où il délivrera son testament spirituel, et   enfin par  la maladie. La discorde qui régnait autour de lui, son agonie   interminable et  le scandale de sa dépouille, abandonnée à la   putréfaction trois jours durant :  il y avait là tous les ingrédients   d’un drame shakespearien !
Mohammed   a été contesté de son vivant. Après son  décès, sa famille sera   exterminée. Ces éléments, attestés historiquement, sont  aux antipodes   de l’adoration exacerbée dont le Prophète fait l’objet aujourd’hui  chez   les musulmans. Comment l’expliquer ?
    Cet   aspect m’a d’abord déroutée. Les musulmans sont  passés d’un extrême à   l’autre. Il y a quelque chose de l’ordre du retour du  refoulé dans   l’hypersensibilité qui se déploie autour de la figure du Prophète.  Une   véritable obsession du blasphème entoure maintenant son personnage, qui a    fini par devenir une abstraction. Mais cela ne doit pas inhiber   l’historien  dans son travail de recherche. Les plus anciens documents   épigraphiques  retrouvés à Khirbat al-Mird,  au nord-ouest de la mer   Morte, datés du début du VIIIe siècle, mentionnaient  deux fois le   Prophète mais sans utiliser la formule de bénédiction consacrée, «Sallâ   llâhu ‘alayhitwa  sallam» [« que les prières et les louanges de Dieu    soient sur lui »]. Le culte de Mohammed est donc à l’évidence tardif.   Pourquoi  revêt-il maintenant une telle intensité ? Sans doute faut-il y   voir  l’expression d’un sentiment de culpabilité, inconscient, certes,   mais fortement  implanté dans l’impensé historique des musulmans, qui   explique le déchaînement  passionnel suscité par la moindre atteinte à   son image.
Le   portrait que vous faites des compagnons et des  proches du Prophète est   dévastateur. Omar Ibn el-Khattab,  devenu calife en 634, est décrit   comme une brute insolente et misogyne. Le  pieux Abu Bakr est vénal.  Il   fera déshériter Fatima, la fille chérie de Mohammed, pour s’accaparer   ses  richesses. Ali, l’époux de cette dernière, qui est le principal   prétendant à la  succession, est un paresseux et un grand dormeur qui a   demandé à être exempté  de la prière du soir…
    Aussi   étonnant que cela puisse paraître, tout cela  figure dans les sources   musulmanes. Le temps de la prédication mohammédienne et des quatre   premiers califes [Abu Bakr, Omar, Othman et Ali] est appréhendé   aujourd’hui comme un âge d’or  indépassable. C’est la référence ultime   pour les musulmans. En réalité, le  Prophète, ses épouses et ses   compagnons étaient des êtres de chair, qui  évoluaient dans un   tourbillon de passions, de convoitises, de rivalités  féroces. Si   j’insiste sur le « roman familial » de Mohammed, c’est parce que la    raison matrimoniale est une des dimensions essentielles de la politique   arabe,  et elle l’emporte bien souvent sur la froide raison d’État.   Comment s’est  réglée la succession du Prophète ? Au profit de son   beau-père, Abu Bakr, le géniteur d’Aïsha, puis au profit d’Omar, qui   avait lui aussi marié une  de ses filles (Hafsa) au Prophète, puis au   profit d’Othman, le « double » gendre (il a épousé successivement Ruqaya   et Omm Koulthoum,  deux des quatre filles que Mohammed a eues avec   Khadija),  et enfin au profit d’Ali, gendre et cousin.
La   Fitna, la grande discorde  qui déchire toujours le monde musulman, en   opposant les sunnites, défenseurs de  l’orthodoxie, aux chiites,   partisans d’Ali, trouve ses origines dans le fait  que le Prophète, à sa   mort, n’a pas laissé (ou n’a pas pu laisser) de  directives claires sur   sa succession. Vous suggérez néanmoins que le devenir de  l’État qu’il   avait fondé n’était pas sa priorité première.
    Mohammed   était hanté par l’idée que la communauté se  diviserait, mais il   paraissait plus préoccupé par l’achèvement de la prophétie,  sa mission   spirituelle, que par le parachèvement de son œuvre politique. Sa    mission, au départ, consistait à ramener les Arabes, égarés dans le   polythéisme  et l’idolâtrie, dans le droit chemin de la foi monothéiste.   Son souci était de  savoir s’il avait bien transmis le message divin.   Sa prédication avait un  caractère apocalyptique que l’on a eu tendance à   atténuer par la suite. À  l’annonce de sa mort, les croyants ont été   frappés d’incrédulité. Ils pensaient  que ce signe annonçait la fin et   s’attendaient à sa résurrection, ce qui peut  aussi expliquer le délai   observé pour le mettre en terre. On peut se demander  si le proto-islam   prophétique était une religion ou une  doctrine de la fin des temps, et   si l’islam, la religion universelle telle que  nous la connaissons, n’a   pas été inventé bien après la mort de son prophète.  Par Omar et par les   califes omeyyades.
Dès lors, sa succession ne pouvait qu’être chaotique ?
    Oui,   en politique, la succession se prépare bien à  l’avance, même si le   choix d’un successeur peut survenir tardivement. Or le Prophète n’a   pratiquement  laissé aucune instruction. Et le Coran est muet sur la   question. L’institution  du califat a été bricolée par ses compagnons,   qui avaient compris que la  disparition physique du Prophète n’était pas   annonciatrice de la fin du monde,  mais qu’elle pouvait en revanche   sceller la disparition de l’islam et délier  les tribus arabes du lien   d’allégeance qui les unissait à l’État de Médine.  Cette institution   califale, si puissante symboliquement, s’est déployée dans  les   interstices du texte et les non-dits du Prophète. C’est bien elle,    notamment sous le pouvoir impérial des Omeyyades, qui a façonné l’islam   et  affirmé son caractère universel. Mohammed, le prophète des Arabes,   est devenu  celui des musulmans. Son culte a pu se développer   officiellement car,  entre-temps, tous ses descendants directs,   susceptibles de revendiquer la  succession, avaient été éliminés.
Les études sur l’islam sont à l’aube d’une révolution copernicienne
On   ne sait toujours pas de quoi est mort le Prophète –  pleurésie ou   empoisonnement. Mais cette incertitude concerne aussi la date et  le   lieu de sa mort, puisque plusieurs documents archéologiques découverts    récemment mentionnent sa présence en 634, à Gaza, en Palestine !
    En   640, Thomas le Presbytre, un chroniqueur syriaque  de haute   Mésopotamie, évoque le combat victorieux des armées de « MHMT » près  de   Gaza, en 634. Un autre texte, grec, rédigé à Carthage en juillet 634,   cite  intégralement une lettre envoyée, cette année-là, par un Juif de   Césarée  (Palestine) à son frère installé dans la capitale africaine. La   lettre relate  la prise de la ville par les « Sarracènes »,  commandés   par un prophète qui proclamait la venue imminente d’un messie. Cela    cadre. On sait que Mohammed, à l’origine, avait assigné un but   géographique  précis à sa mission prophétique : Jérusalem. Les premières   prières des  musulmans prenaient la direction de Jérusalem, avant   d’être réorientées vers La  Mecque. Enfin, la ville sainte revêt une   dimension eschatologique fondamentale.  Selon plusieurs hadiths, c’est   là que doivent s’effectuer le jugement et la  résurrection des morts.   Dès lors, il n’est pas étonnant que le Prophète, habité  par la volonté   d’achever son œuvre, ait tenté jusqu’à son dernier souffle de  conquérir   la Palestine.
Ces faits sont formellement en contradiction avec les récits de la tradition musulmane, qui s’accordent pour affirmer que le Prophète est mort en juin 632 à Médine. Mais ces récits sont bien postérieurs aux sources documentaires que je viens de mentionner, qui, elles, sont contemporaines du Prophète. Ont-ils été réarrangés, remaniés, dans une intention politique, spirituelle, ou esthétique ? À ce stade, nous ne pouvons que formuler des conjectures. Mais une chose est sûre : les études sur l’islam sont à l’aube d’une révolution copernicienne qui pourrait mettre à mal bon nombre de mythes théologico-politiques, au premier rang desquels le califat…
Extraits avec l'autorisation de la revue 'Jeune Afrique' / Mars 2018 - R. Pousseur
